13.
Troubles
« Si vous la cherchez, vous trouverez la marque d’un clan sur sa progéniture. Ces marques adoptent bien des formes, mais un œil aguerri est toujours capable de les identifier. »
Notes d’un serviteur de Dieu,
frère Paolo Frederico, 1693
Je ne comprends pas du tout ma mère. Ce n’est pas comme si je faisais quelque chose de mal. J’espère qu’elle va se calmer. Il le faut, il le faut absolument.
* * *
Lundi après-midi, j’ai séché le club d’échecs pour retourner à Magye Pratique. En chemin, j’ai admiré les couleurs automnales que j’aimais tant : les arbres striés de rouge et d’orange semblaient protester contre la petite mort promise par l’hiver. Le long de la route, les hautes herbes, qui avaient viré au brun, évoquaient des bouquets de plumes.
À Red Kill, il restait une place de parking juste devant la boutique. À l’intérieur, j’ai retrouvé la pénombre et le riche parfum des herbes, des huiles et de l’encens. J’ai inspiré profondément tandis que mes yeux s’habituaient à la faible lumière. Ce jour-là, il y avait davantage de clients.
J’ai parcouru les différents rayonnages de livres à la recherche d’une histoire générale de la Wicca. La veille au soir, j’avais fini celui sur les Sept Grands Clans, et j’étais avide de connaissances sur la question.
La première personne que j’ai croisée, c’est Paula Steen, la nouvelle copine de ma tante. Accroupie, elle examinait les ouvrages sur l’étagère du bas. Elle s’est levée en souriant dès qu’elle m’a reconnue.
— Morgan ! Ça alors, jamais je n’aurais cru te croiser ici… Comment vas-tu ?
— Très bien, merci, ai-je répondu avec un sourire poli mais forcé. Et vous ?
J’avais beau apprécier Paula, la rencontrer ici me rendait un peu nerveuse. Elle en parlerait à Eileen, qui elle-même en parlerait à ma mère. Sans vraiment chercher à dissimuler quoi que ce soit à mes parents, j’avais jusque-là évité de leur parler des cercles, de Cal et de la Wicca.
— Bien, a-t-elle dit. Débordée de boulot, comme d’habitude. Aujourd’hui, un de mes patients a annulé son rendez-vous, alors j’ai fait l’école buissonnière pour venir ici. J’adore cet endroit, a-t-elle ajouté en balayant le magasin du regard. Ils ont plein de jolies choses.
— Oui. Vous… vous êtes wiccane ?
— Non, pas moi, m’a-t-elle détrompée en riant. Mais beaucoup de mes amis le sont. La femme est tellement centrale dans la Wicca que beaucoup de lesbiennes se sentent attirées par cette religion. Moi, je suis et je reste juive. Je cherchais des livres sur l’homéopathie appliquée aux animaux. Je reviens d’une conférence où j’ai suivi un cours de massage animalier, et j’aimerais bien en apprendre davantage.
— Vraiment ? me suis-je étonnée, le sourire aux lèvres. Vous voulez dire qu’on peut masser les épaules de son berger allemand ?
Paula a ri de plus belle.
— En quelque sorte. Sur les gens comme sur les animaux, le pouvoir de guérison du toucher ne doit pas être négligé.
— Je comprends.
— Et toi ? Tu t’intéresses à la Wicca ?
— Euh… ça m’intrigue un peu, ai-je admis, peu désireuse d’entrer dans les détails. Je suis catholique, bien sûr, comme mes parents, me suis-je hâtée d’ajouter. Mais je trouve que la Wicca est… intéressante.
— Comme pour tout, cela dépend de notre investissement.
— Oui, c’est vrai.
— Bon, je ferais mieux de filer, Morgan. Contente de t’avoir revue.
— Moi aussi. Dites bonjour à Eileen de ma part.
Paula a ramassé ses livres avant de se diriger vers la caisse. J’ai trouvé un volume qui offrait une histoire globale de la Wicca ainsi que des explications sur ce qui en différenciait les multiples branches : la Pecti-Wita, la Calédonienne, la Celtique, la Germanique, la Strega, et d’autres que j’avais découvertes en surfant sur le Net. Ma trouvaille sous le bras, je me suis tournée de l’autre côté : encens, mortiers et pilons, bougies rangées par couleurs. J’ai remarqué une chandelle qui figurait un homme et une femme enlacés ; aussitôt, j’ai pensé à Cal et moi. Puis à Cal et Bree. Si je faisais brûler cette bougie, est-ce que Cal m’aimerait ? Et comment Bree réagirait-elle ?
Pourquoi perdre mon temps à y penser ?
Je me suis placée au bout de la queue qui s’était formée devant la caisse, entourée de parfums de cannelle et de muscade.
— Morgan, chérie, c’est bien toi ?
J’ai pivoté et me suis retrouvée face à Mme Petrie, une femme qui fréquentait la même église que nous.
— Bonjour, madame Petrie, ai-je répondu, d’un ton un peu sec.
Décidément, je n’avais pas de chance. J’avais espéré un peu d’intimité pour mon escapade.
Mme Petrie était plus petite que moi, à présent, mais elle n’avait pas changé d’un poil depuis que je la connaissais. Elle portait toujours un tailleur avec des chaussures assorties. À l’église, elle avait le chapeau qui allait avec.
Elle s’est penchée pour lire le titre de mon livre.
— Tu fais des recherches pour un exposé ? a-t-elle hasardé en souriant.
— Oui. On étudie les différentes religions du monde.
— Comme c’est intéressant, a-t-elle déclaré avant de s’approcher un peu plus et de poursuivre à voix basse. C’est une librairie très spéciale. On y trouve des choses abominables, mais les deux responsables sont des gens très comme il faut.
— Ah bon ? Et vous, vous êtes là pour… ?
Elle s’est avancée vers les étagères des herbes et épices.
— Tu sais que je suis célèbre pour ma culture de plantes aromatiques, a-t-elle déclaré fièrement. Je suis l’un de leurs fournisseurs. Je vends aussi mes herbes à certains restaurants de la ville et à Nature’s Way, la boutique bio dans la rue principale.
— Vraiment ? Je l’ignorais, ai-je avoué.
— Eh oui. Je passais juste déposer un peu de thym séché et des graines de cumin de l’été dernier. Bon, je dois filer. Ça m’a fait plaisir de te voir, mon petit. Salue tes parents de ma part.
— Bien sûr. À dimanche, ai-je répondu, soulagée de la voir disparaître par la porte d’entrée.
J’étais si préoccupée par ces rencontres imprévues que j’avais oublié le comportement étrange du vendeur. Tandis que je passais à la caisse avec mon livre, j’ai de nouveau senti le poids de son regard.
Sans un mot, j’ai sorti mon porte-monnaie et compté mes pièces.
— Je savais que tu reviendrais, a-t-il murmuré tout en enregistrant mon achat.
Le visage de marbre, j’ai évité de lever la tête.
— Tu portes la marque de la Déesse. Sais-tu à quel clan tu appartiens ?
Cette fois-ci, mes yeux se sont plantés dans les siens.
— Je n’appartiens à aucun clan, l’ai-je détrompé.
Pensif, l’homme a penché la tête sur le côté.
— Tu en es certaine ?
Il m’a rendu quelques pièces, que j’ai prises avant d’attraper mon livre et de partir en vitesse. Tout en démarrant le moteur V8 de Das Boot, j’ai repensé aux Sept Grands Clans. Au cours des derniers siècles, ils avaient été dissous et n’existaient pour ainsi dire plus du tout. J’ai secoué la tête. Ce vendeur pouvait bien dire ce qu’il voulait, le seul clan auquel j’appartenais, c’était le clan Rowlands, ma famille.
Je suis rentrée par les petites routes. Les feuilles couleur de flamme se fondaient dans le paysage sans que je les remarque, tant je me laissais absorber par ma rêverie favorite : je revoyais cet instant béni où, sous la lune, Cal m’avait portée dans l’eau. Souvenir et fantasme se mélangeaient, si bien que je ne savais même plus si cela s’était vraiment produit.
* * *
Ce soir-là, c’était Mary K. qui avait préparé le dîner. Moi, je devais débarrasser la table. Debout devant l’évier, je rinçais les assiettes en rêvant à Cal. Est-ce que Bree et lui s’étaient retrouvés après le lycée ? Est-ce qu’ils s’étaient déjà embrassés ? Mon cœur s’est serré à cette idée. J’ai aussitôt imploré mon esprit d’arrêter de me torturer.
Pourquoi Cal avait-il fait irruption dans ma vie ? me suis-je demandé malgré moi. J’espérais qu’il était arrivé pour une bonne raison, que ce n’était pas une simple cruauté du sort.
J’ai secoué la tête, tout en éclatant des bulles entre mes doigts. Reprends-toi, me suis-je tancée avant de commencer à ranger les assiettes dans le lave-vaisselle.
« À quel clan appartiens-tu ? » avait voulu savoir le vendeur. Autant me demander de quelle planète je venais ! Je ne pouvais évidemment pas descendre de l’un des Sept Clans, même si l’idée était intéressante. Ce serait comme de découvrir soudain que j’avais été adoptée, que mon vrai père était une star et qu’il voulait que j’aille vivre avec lui. Les Sept Grands Clans étaient les vedettes de la Wicca. Selon la légende, ils possédaient des pouvoirs surnaturels et des milliers d’années d’histoire commune.
J’ai disposé les verres sur le tiroir du haut du lave-vaisselle. Dans mon livre, j’avais lu que les Sept Clans s’étaient isolés du reste de l’humanité si longtemps qu’ils avaient développé un génotype distinct. Mes parents… ma famille. Nous, on était désespérément normaux. Le vendeur cherchait juste à me déstabiliser.
Tout à coup, j’ai laissé tomber l’éponge que je tenais en main et je me suis redressée. Sourcils froncés, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre. Il faisait sombre. J’ai balayé la pièce du regard, en proie à un fort sentiment de… je ne savais pas trop. Est-ce qu’un orage se préparait ? Un vague parfum de danger flottait dans l’air.
Je venais de refermer le lave-vaisselle lorsque la porte de la cuisine s’est ouverte à la volée. Mes parents se trouvaient dans l’encadrement. Mon père semblait ébranlé, et les lèvres pincées de ma mère témoignaient de sa fureur.
— Que se passe-t-il ? me suis-je inquiétée.
J’ai fermé le robinet, le cœur au bord des lèvres.
Ma mère a glissé sa main dans ses cheveux auburn si semblables à ceux de Mary K.
— C’est à toi, ça ? a-t-elle aboyé. Ces livres sur les sorcières ?
Elle me tendait les bouquins achetés chez Magye Pratique.
— Ben oui. Pourquoi ?
— On peut savoir pourquoi tu lis ce genre de choses ?
Elle ne s’était pas encore changée. Dans sa tenue de travail, elle avait l’air chiffonné et fatigué.
— Parce que ça m’intéresse, ai-je rétorqué, sidérée par son ton agressif.
Mes parents ont échangé un regard. La lumière du plafonnier faisait luire la calvitie de mon père.
— Est-ce qu’il y en a d’autres que ça intéresse, au lycée, ou es-tu la seule ?
— Mary Grace… a murmuré mon père, mais elle l’a ignoré.
Je n’y comprenais rien.
— Quel est le problème ? Il n’y a pas de quoi en faire un fromage, pas vrai ? ai-je demandé avant de secouer la tête. C’est juste… intéressant. Je voulais en savoir plus sur la question.
— Morgan… a repris ma mère.
Je n’en revenais pas tant elle paraissait en colère. Elle perdait très rarement son sang-froid avec Mary K. et moi, même dans les pires circonstances.
— Ce que ta mère essaie de te dire, Morgan, c’est que nous n’approuvons pas ces lectures sur la sorcellerie.
Visiblement mal à l’aise, il s’est éclairci la gorge tout en tiraillant sur le col en V de son pull sans manches.
J’en suis restée comme deux ronds de flan.
— Et pourquoi ?
— Pourquoi !? a répété ma mère, et son ton m’a presque fait sursauter. Parce que c’est de la sorcellerie !
Je l’ai dévisagée un instant.
— Mais ce n’est pas comme… de la magie noire ni rien, ai-je tenté de lui expliquer. Je t’assure, il n’y a rien de dangereux ni d’effrayant là-dedans. Ce ne sont que des gens qui se réunissent pour se rapprocher de la nature. Quelle importance qu’ils vénèrent la pleine lune ?
Je me suis bien gardée de mentionner les bougies phalliques, les éclairs d’énergie et les bains de minuit.
— C’est plus que ça, a insisté ma mère, les yeux écarquillés, aussi tendue qu’une corde de violon.
Elle s’est tournée vers mon père.
— Sean, j’apprécierais un peu de soutien.
— Écoute, Morgan, a poursuivi mon père d’un ton plus calme, nous sommes inquiets, c’est tout. Pourtant, nous sommes plutôt ouverts d’esprit, à mon sens. Mais nous sommes catholiques. C’est notre religion. Nous appartenons à l’Église catholique. Et l’Église catholique ne tolère pas la sorcellerie ou ceux qui l’étudient.
— Je n’arrive pas à y croire, ai-je rétorqué, de plus en plus irritée. À vous entendre, ces livres représentent une menace réelle.
Des souvenirs de mon mal-être après les deux cercles me sont revenus en flashes.
— On parle de la Wicca, ai-je repris. Les wiccans sont aussi inoffensifs que les écolos qui manifestent contre les expériences sur les animaux et dansent autour d’un mât de cérémonie.
J’ai soudain repensé à certains passages de mon livre.
— Vous savez, ai-je poursuivi, l’Église catholique a assimilé de nombreuses traditions d’origine wiccane. Comme l’utilisation du gui à Noël et des œufs à Pâques. Le gui et les œufs étaient tous deux des symboles d’une religion qui précède de loin le christianisme et même le judaïsme.
Ma mère m’a foudroyée du regard.
— Morgan Rowlands, tu vas m’écouter, a-t-elle dit, et là j’ai su qu’elle était vraiment en colère. Je te répète que nous ne voulons pas de sorcellerie chez nous. Que l’Église catholique n’approuve pas ces lectures. Que nous croyons en un seul Dieu. Et maintenant, je veux que tu te débarrasses de ces horribles torchons !
J’ai cru que ma mère avait été remplacée par un clone extraterrestre. Cela lui ressemblait si peu que j’en suis restée bouche bée. Mon père avait posé la main sur son épaule comme pour la calmer, mais elle continuait à me dévisager avec colère. Des rides s’étaient creusées autour de sa bouche, son regard était froid, furieux et… inquiet ?
Je ne savais plus quoi dire. D’habitude, ma mère se montrait raisonnable.
— Je pensais qu’on croyait au Père, au Fils et au Saint-Esprit, l’ai-je provoquée. Ça fait trois.
J’ai cru qu’elle allait faire une attaque tant les veines de son cou se sont gonflées. C’est alors qu’une chose m’a frappée : j’étais plus grande qu’elle, à présent.
— Monte dans ta chambre ! a-t-elle hurlé, ce qui m’a fait sursauter de nouveau.
Chez nous, on ne crie pas.
— Mary Grace… a murmuré mon père.
— Je t’ai dit de monter dans ta chambre ! a-t-elle insisté en pointant d’un geste brusque la porte de la cuisine.
Elle se retenait de me gifler, je le sentais, et ça m’a causé un sacré choc.
Mon père a de nouveau posé la main sur son épaule en un geste hésitant et inefficace pour l’apaiser. Ses traits étaient tirés et ses yeux, derrière ses lunettes cerclées de métal, reflétaient sa propre préoccupation.
— J’y vais, ai-je marmonné en prenant soin de passer à bonne distance d’elle.
J’ai grimpé les marches en tapant des pieds et claqué la porte de ma chambre. Je l’ai même fermée à clef, ce qui m’était pourtant interdit. Ébahie, je me suis assise sur mon lit en essayant de ne pas pleurer.
Une seule idée tournait en boucle dans ma tête : de quoi ma mère avait-elle si peur ?